Récemment (du 9 au 14 août 2016), se tenait à Montréal la douzième édition du Forum social mondial. Ce rassemblement, dont la première édition remonte à 2001 initiée au plus fort de la mouvance du courant altermondialiste dans la volonté de faire contre-poids au Forum économique mondial tenu chaque année à Davos, a pour objectif « d’alimenter une dynamique positive de changement ». Il s’agit de permettre à des personnes des quatre coins du monde (quand ils obtiennent leur visa pour entrer au Canada ce qui n’a vraisemblablement pas été le cas pour la majorité des participants étrangers [1] cette année) de se rencontrer pour échanger et discuter de pistes et d’actions qui contrecarrent la seule logique néo-libérale.
Nous avons à Pocosa assisté à plusieurs ateliers portant sur le système de santé et services sociaux québécois, et notamment celui-ci intitulé « La participation démocratique en santé et services sociaux : état des lieux et perspectives », organisé par une centrale syndicale (ce qui était également le cas des autres ateliers qui servaient donc autant à analyser et décrire la situation actuelle qu’à promouvoir les actions de syndicats sur le terrain).
Dans le cadre de cet atelier, l’animateur et les trois invités, (quatre messieurs, ben coudonc, heureusement que « DéciderEntreHommes @Nosdecideurs » avait le dos tourné), Michelle Venne de l’INM, Guy Laurion (FSSS-CSN) et Jean Sébastien Dufresne (MDN : Mouvement pour une démocratie nouvelle), ont présenté chacun un état des lieux du réseau de santé et de services sociaux dans cette perspective de la participation citoyenne au sein des instances décisionnelles du réseau.
Le tableau qu’ils dressent est assez inquiétant. Il vient confirmer ce que nous avions déjà relevé à l’occasion de notre activité publique du 19 mai à savoir que le réseau est pris dans un étau qui en menace le fonctionnement : une gestion détachée des territoires d’appartenance locale et arrimée à une fétichisation de cibles arbitraires qui produit une stupidité fonctionnelle systémique aux effets dévastateurs.
Selon Michel Venne, cette gestion s’enracine dans un programme politique qui n’est pas récent: « Ça n’est pas Barrette le problème ». Venne rappelle les étapes du changement progressif qu’a connu le modèle québécois – cette fameuse société distincte où, historiquement l’état joue un rôle important mais en collaboration avec la société civile. Or, depuis le début des années 2000, ce modèle s’effrite. Les réformes récentes du parti libéral, et en particulier la Loi 10, entérinent cet effritement en opérant une coupe à blanc dans les instances représentatives. Ainsi, en même temps qu’elles réduisent le nombre d’établissements, elles éliminent également les différents paliers organisationnels locaux et régionaux (fusions) et font disparaitre les mécanismes de concertation qui permettent à la population d’avoir un droit de regard, sinon une voix, dans la gestion des affaires en matière de santé. Les dispositifs de contre-pouvoir politique sont abolis, et le citoyen transformé en usager qui peut bien être « partenaire » de sa trajectoire clinique mais en aucun cas participer à l’élaboration des objectifs de l’État.
2002 |
2015 |
350 établissements,
5000 administrateurs
1400 représentants de la population présents sur des forums
forums de consultation via les régies régionales |
34 établissements
680 administrateurs
0 représentants de la population
|
Guy Laurion a exposé certains chiffres qui signalent cette érosion « absolue » de la représentation citoyenne alors même que la nécessité de conserver au citoyen une place dans les structures du réseau est inscrite dans la Loi sur la santé et les services sociaux [2].
Ce démantèlement de la représentativité s’opère à deux niveaux : il est mis en œuvre directement par cette disparition des instances participatives mais il est renforcé par l’échelle gestionnaire qu’impliquent ces fusions, soit une gestion déconnectée du terrain, dégagée de toute logique de proximité. Avec des prises de décision qui peuvent se faire à 200 ou 300 km d’une communauté réelle, la loi 10 entérine la déconnection des communautés d’avec leurs institutions. Cette mise à l’écart du jugement citoyen se redouble de celle du jugement des professionnels de santé et de services sociaux dont l’imputabilité n’est plus orientée vers la communauté mais vers l’État en relation avec des objectifs de résultats fixés par ses fonctionnaires.
Michel Venne fait un retour instructif sur cette gestion par résultats, qui encore une fois n’est pas propre aux libéraux ni nouvelle, bien qu’on continue à la nommer « nouvelle gestion publique » :
« Cette vision de l’administration publique, de ce que devait être un état, on l’hérite des années 80 (…) il y a des indicateurs de résultats établis par la technostructure et les gens sur le terrain doivent se conformer à ces attentes définies de façon technocratique. C’est une manière de gérer… est-ce que c’est la façon la plus adaptée de gérer un système d’éducation ou de soins? (…)
Lorsque que la conception qu’on se fait d’un État correspond à l’idée d’une grande machine de services où des personnes occupent des fonctions et définissent des objectifs et des indicateurs de résultats et qu’ il y a des personnes sur le terrain pour atteindre ces résultats là, vous n’avez pas besoin de démocratie, vous avez besoin juste d’experts qui définissent les attentes, vous avez besoin d’exécutants sur le terrain qui font ce qu’on leur dit de faire d’en haut, donc selon un mouvement top-down, et vous avez besoin de gens qui contrôlent ce qu’il se passe sur le terrain en vérifiant si effectivement on fait ce que on vous a dit de faire ».
Cette conception du rôle de l’État, vu comme une grande machine, devient simpliste et inadaptée dès que les missions se complexifient et risque ainsi de soutenir la stupidité fonctionnelle (puisque pour fonctionner, il n’est pas recommandé de faire preuve de jugement critique). Elle est aussi une grande fabrique d’impuissance : le pouvoir de l’État (en aucun cas affaibli en régime néolibéral) détruisant la possibilité réelle, effective des citoyens à influencer son programme. C’est là le cheval de bataille de Jean-Sébastien Dufresne, qui fait de la réforme du mode de scrutin « l’enjeu des enjeux ».
La littérature sur la décentralisation et la participation montrent que sur le long terme il y a un mouvement de balancier entre décentralisation et contrôle. Aucun doute que le Québec est actuellement dans une phase de contrôle et centralisation plus poussée que jamais. Or, si les mécanismes de participation et de concertation citoyenne sont démantelés et que la culture électorale ne permet pas de faire entendre de vraies alternatives, comment pouvoir espérer une mobilisation de la population convaincue d’avance de son impuissance? Le programme de cette nouvelle gestion publique qu’applique avec un zèle destructeur le gouvernement actuel, est d’autant plus pernicieux qu’il dénature le système public par cette gestion éloignée du bien commun. Il redouble ainsi le sentiment d’impuissance : à quoi bon se battre pour sauver un navire qu’on veut couler ? Comment constituer une force malgré tout ? Ici, à l’occasion de cet atelier, pas de réponse miracle, plutôt des injonctions à la persévérance (« ne nous décourageons pas »)… En mai dernier, Paul Lamarche avait de son côté peut-être trouvé les mots pour nourrir un élan en encourageant des formes « délinquantes » de micro-organisation locale qui échappent autant aux interdictions formelles (faire tout ce qui n’est pas formellement interdit) qu’aux grands appels à mobilisation répétés et déceptifs. Nous pensons que la possibilité de contre-pouvoir peut passer par ces modalités d’organisation locale.
[1] http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2016/08/08/003-forum-social-mondial-montreal.shtml
[2] [Voir premiers articles de cette loi qui prévoient : 1) d’assurer la participation des personnes et des groupes qu’elles forment au choix des orientations, à l’instauration, à l’amélioration, au développement et à l’administration des services; et de 2) favoriser la participation de tous les intervenants des différents secteurs d’activité de la vie collective dont l’action peut avoir un impact sur la santé et le bien-être].
Les photographies en en-tête montrent le projet Playground initié par le programme Opportunities for youth, ici en action à Pointe-Saint-Charles, en 1972, dans la construction collective d’un terrain de jeu.